Jehan GRISEL  (1567-1622)
Si vous comptez les flots...
Le Préambule des innombrables
Les premières Œuvres poétiques,
Rouen, Raphaël Du Petit Val, 1599.


  Si vous comptez les flots d’une orageuse rive,
      Et les grains sablonneux qu’on voit au bord des mers,
      Si vous comptez des champs les ornements divers,
      Le nombre des esprits qui vers Charon arrive :
  Si vous comptez du ciel la belle troupe vive
      Qui bluette la nuit dans son pavillon pers,
      Si vous pouvez compter les gais feuillages verts
      Quand la terre au printemps de nouveau se ravive.
  Si vous comptez les coups d’un combat furieux
      Et de combien de traits on voit l’air pluvieux
      Quand le Turc sur la mer l’Espagnol escarmouche :
  Vous compterez les maux qui troublent mon repos,
      Vous compterez encor les pleurs et les sanglots,
      Qu’enfantent jour et nuit, et mes yeux et ma bouche.
---Pourtant cette expression de la douleur amoureuse pourrait sembler réduite à peu de choses en comparaison avec le préambule rhétorique qui la précède (vers 1 à 11). Mais en retardant l’apparition finale de la plainte amoureuse, ce préambule a pour fonction d’en renforcer l’intensité.
---En accumulant des éléments de la nature et de l’univers qui existent en très grand nombre, en nombre si grand qu’on ne pourrait les compter, comme les "flots" (vers 1), les grains de sable ("grains sablonneux", vers 2),  les fleurs ("des champs les ornements divers", vers 3), les étoiles ("du ciel la belle troupe vive", vers 5 et 6), les "feuillages" (vers 7 et 8), en évoquant aussi le nombre incalculable des humains qui rendent l’âme à chaque instant ("le nombre des esprits qui vers Charon arrive", vers 4), en évoquant encore le nombre des "coups" qui peuvent s’échanger lors d’un combat (vers 9) ou bien les flèches innombrables qui "pleuvent" lors d’une bataille navale (allusion probable à la bataille de Lépante de 1571 qui vit la flotte espagnole repousser la flotte turque, vers 10 et 11), en accumulant ainsi les innombrables avant de dire qu’ils ne sont pas aussi nombreux que les "maux" qu’il souffre pour sa dame hostile, indifférente ou inaccessible, Jehan Grisel a cherché depuis le début à donner un caractère hyperbolique à sa plainte finale.
---Cette expression hyperbolique de la plainte finale est renforcée aussi, à l’intérieur du préambule, par la figure de l’anaphore. L’anaphore de "si vous comptez" (vers 1, 3, 5, 9, complétée par "si vous pouvez compter" au vers 7), c’est à dire le retour tous les deux vers de la même formule insistant sur le caractère innombrable des éléments qui suivent, cette anaphore contribue à accentuer encore le caractère innombrable des "maux" évoqués à la fin.

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---Les vers accumulant les "innombrables" dans le préambule peuvent être classés en deux catégories : ceux dont les connotations sont négatives et préparent l’expression finale de la douleur, et ceux qui au contraire suggèrent un assentiment admiratif aux beautés du monde.
---Compter les flots de la tempête depuis une "orageuse rive" (vers 1), imaginer "le nombre des esprits qui vers Charon arrivent", c’est à dire le nombre des morts qui gagnent leur dernière demeure à chaque instant (vers 4), compter les coups et les flèches qui s’échangent lors d’une bataille (vers 9 à 11), c’est tenter de mesurer tous les maux de la terre, produits par la nature ou par les hommes. Ces vers qui disent l’effroi et la douleur préparent à l’évidence l’expression finale de la plainte amoureuse. Après lecture de celle-ci, le lecteur est amené à songer rétrospectivement que les tourments du cœur trouvent sinon leurs équivalents, du moins leurs reflets dans les déchaînements de la nature et des peuples en guerre.
---À l’inverse, certains des "innombrables" ont des connotations très positives : les "grains sablonneux" du "bord des mers", par ce qu’ils suggèrent de douceur blonde (vers 2); la "troupe" explicitement "belle" et "vive" des étoiles qui orne d’étincelles ("bluette") la nuit personnifiée enveloppée "dans son pavillon pers", c’est à dire dans une grande pièce d’étoffe précieuse bleu foncé (vers 5 et 6); enfin les "feuillages verts", eux aussi explicitement "gais", qui accompagnent, "quand la terre au printemps de nouveau se ravive", le renouveau, la résurrection de la vie (vers 7 et 8).  Les sentiments d’admiration, d’accord avec le monde, d’espoir, qui s’expriment dans ces vers, suggèrent eux aussi rétrospectivement, la lecture du poème achevée, ce qui peut nourrir ou refléter les espérances d’un amoureux.

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---Ce poème de Jehan Grisel, publié en 1599 dans Les Amours, troisième section des Premières Œuvres poétiques, est un sonnet composé d’alexandrins. Il a pour thème la douleur du poète, provoquée par un amour malheureux pour une femme qui n’est pas nommée, et dont on peut supposer qu’elle est la destinataire du discours, même s’il est possible que le poète, en disant "vous", s’adresse à un tiers - le lecteur - pour le prendre à témoin de ses souffrances.
---Le poème est composé de deux parties. La première, qui couvre la plus grande partie du sonnet, puisqu’elle s’étend sur les 11 vers des trois premières strophes, est un préambule rhétorique qui accumule les innombrables. La seconde partie, qui délivre le message essentiel et occupe le second tercet, expose les souffrances de l’amoureux.
---Ce poème, qui contient à la fois l’expression explicite de la douleur et un certain nombre de vers dont les connotations suggèrent l’admiration amoureuse, est un poème lyrique.

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---La douleur n’apparaît explicitement que dans les trois dernier vers, quand le poète évoque ses "maux", ses "pleurs" et ses "sanglots", mais à une place, la chute du sonnet, qui lui donne la plus grande importance.

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---D’autre part, la logique grammaticale fait apparaître le contenu des trois derniers vers comme nécessaire à l’apparition d’un sens complet pour la phrase unique dont se compose le poème (même si la ponctuation ne va pas dans ce sens : un point à la fin du second quatrain semble séparer le poème en deux phrases, mais c’est une ponctuation "strophique" caractéristique du seizième siècle et non une ponctuation grammaticale). Les cinq propositions subordonnées conjonctives hypothétiques qui s’étendent parallèlement du vers 1 au vers 11 ("si vous comptez...") ne délivrent en effet aucun sens suffisant avant l’apparition d’une première proposition principale au début du second tercet ("vous compterez...").
---L’intensité de la plainte est renforcée aussi par quelques procédés. C’est d’abord l’anaphore de "vous compterez" qui insiste paradoxalement sur l’impossibilité de compter "maux", "pleurs" et "sanglots", après le préambule des innombrables. C’est ensuite, dans les deux derniers vers, la métaphore de l’enfantement qui amplifie la douleur traduite par les "pleurs" et les "sanglots", lesquels sont enfantés hyperboliquement "jour et nuit". Enfin Grisel conclut le sonnet en employant le "et" d’insistance: "Qu’enfantent jour et nuit, et mes yeux et ma bouche".

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---Les "innombrables" aux connotations positives et négatives alternent de façon calculée tout au long du préambule. Les flots tempétueux (vers 1) et les morts approchant des enfers (vers 4) encadrent dans le premier quatrain le sable des plages et les fleurs des champs (vers 2 et 3), puis le second quatrain est dédié aux splendeurs de la nuit étoilée (vers 5 et 6) et au verdoiement printanier (vers 7 et 8); enfin le premier tercet redit la violence et la mort en évoquant les coups et les flèches des combats. Ces alternances se rapprochent des antithèses traditionnellement associées aux tourments amoureux, comme celle du feu et de la glace. Et ne peut-on pas comprendre comme un trait psychologique d’une assez grande justesse que les douleurs de l’amoureux soient amplifiées jusqu’à la démesure par cette oscillation même entre espoir et désespoir insinuée par les innombrables ?



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---Le préambule se termine par deux vers qui suggèrent de manière particulière la violence des blessures d’amour, que tout le seizième siècle s’est plu à  imputer aux flèches de Cupidon : "Et de combien de traits on voit l’air pluvieux / Quand le Turc sur la mer l’Espagnol escarmouche". L’image de la bataille navale a tout d’abord quelque chose de surprenant, parce qu’elle s’oppose nettement aux visions cosmiques qui la précèdent. Après les évocations de la mer sous l’orage et du grand ciel calme étoilé, des enfers où disparaissent les hommes et du retour de la vie sur terre au printemps, toutes scènes qui affirment la force des lois de la nature, des hommes en guerre apparaissent qui transforment les gouttes d’eau de la pluie bienfaisante en "traits" mortels. La métaphore de l’"air pluvieux" de flèches dit une sorte de sacrilège prodigieux qui justifie qu’une âme pure verse larmes et sanglots.
---La violence de l’image est particulièrement renforcée par le jeu des allitérations et des assonances. C’est d’abord le vers 9 qui fait entendre les coups dont il parle par les sonorités répétées de "vous", "comptez", "coups" et combat", les sons [ou] et [on] alternant avec [k]. Enfin le vers 11, "Quand le Turc sur la mer l’Espagnol escarmouche", associe à la même allitération en [k] des allitération en [S] et [R] et des répétitions de syllabes ("Turc sur", "Espagnol escarmouche"), qui donnent au vers un caractère spécialement heurté tout en donnant l’impression de reproduire la mêlée indistincte des combats.